Tripoli ou l'abandon de soi (Arabies n°146)


Couverture du magazine
Titre Tripoli d'Afrique
Magazine Arabies, Paris
Numéro 146, pp. 42 à 49
Date de parution février 1999
Collaboration Rédaction intégrale du texte de l'article et des 3 encadrés

© Arabies, février 1999


 



TRIPOLI, CARREFOUR ENTRE 
SAHARA ET MEDITERRANEE

Pour comprendre la fortune de Tripoli, il faut se représenter la ville à la confluence de deux mers. Si la première, la Méditerranée, est familière aux Tripolitains, la seconde ne se rappelle à eux que les jours de sirocco. Le sable qui envahit alors les rues delà capitale signale qu'au sud, au-delà du djebel Nefouza,se déploient les vastes étendues désertiques du Sahara, aussi infranchissables qu'une mer dont les îlots seraient de rares oasis. 

L'homme est un infatigable voyageur lorsqu'il s'agit d'échanger des biens précieux. Malgré les distances, il s'employa à relier les rives extrêmes de ces deux mers : l'Europe et le Levant pour la Méditerranée; les pays du Tchad pour le Sahara. Tripoli, point de rupture de charge tant pour les navires que pour les caravanes, s'imposa tout naturellement comme carrefour commercial. 

D'outre-Sahara convergeaient selon les époques les bêtes féroces des cirques romains, les plumes d'autruche en vogue en Europe au XIX" siècle, l'or, les cuirs et les ivoires indémodables. Les esclaves noirs constituaient le « bien » le plus précieux. Les caravanes parvenaient en trois mois à Tripoli. A condition d'échapper aux pillards, aux troubles politiques... et de ne pas s'écarter des itinéraires ! A l'arrivée, des négociants prenaient en charge esclaves et marchandises. Les caravaniers ne repartaient pas à vide. Ils chargeaient leurs montures d'armes de luxe, de verroterie, de laine, de coton, de soie provenant d'Europe. Les cuivres et les chevaux de Barbarie étaient également fort prisés sur les berges du lac Tchad. Esclaves, or et ivoire poursuivaient leur voyage vers Istanbul, Venise, Gênes ou Marseille en compagnie de produits de Tripolitaine tels qu'éponges, cire et huile. La route des mers n'était guère plus sûre que celle du Sahara : les navires devaient braver pirates, corsaires et tempêtes.


LA DYNASTIE DES KARAMANLI

Au milieu du XVIè siècle, la Libye passe aux mains des Ottomans. Les pachas nommés par le sultan ont bien du mal à gouvemer sur ce territoire immense toujours en proie à l'agitation des tribus. Hors de Tripoli, l'autorité de la Sublime Porte est souvent purement nominale.

Rien d'étonnant, donc, qu'au XVIIIe siècle s'inétalle une dynastie héréditaire de pachas qui s'émancipe de la tutelle ottomane. Ahmed, son fondateur, descend d'une famille de Karaman, en Anatolie. Comme son père, il fut aga dans les rangs des janissaires. Un excellent tremplin qu'il utilisé pour s'emparer du pouvoir contre l'avis de la Sublime-Porté en 1711. Le sultan finira par lui accorder le titre de pacha quelques années plus tard. En 1745, son fils Mohamed lui succède pour une dizaine d'années. A sa mort, Ali,petit-fils d'Ahmed, entame un long règne qui s'achèvera en 1795. Durant un siècle,la dynastie des Karamanli inaugure une ère de stabilité bienvenue. Dans la médina s'élèvent les riches demeures des négociants, dont les affaires n'ont jamais été aussi florissantes. Ahmed fonde la plus prestigieuse des mosquées de Tripoli qui porte encore son nom. Ali édifie un élégant palais devenu aujourd'hui le Musée des traditions populaires.

Durant tout le XVIIIe siècle, les Karamanli concilient habilement les intérêts des commerçants, des corsaires,des tribus, des puissances européennes et de l'Empire ottoman. A la mort de Ali éclatent de sanglants. conflits de famille. Youssef - le cadet de ses fils - assassine successivement ses deux aînés et se proclame pacha. Les temps ont changé. Les Ottomans redoutent l'hégémonie des puissances occidentales. Youssef est contraint d'abdiquer en faveur de son fils. Sous prétexte de soutenir le nouveau pacha, la Sublime Porte dépêche une flotte à Tripoli... et le dépose, mettant un terme à la régence des Karamanli. Nous sommes en 1835. C'était sans compter sur l'esprit d'indépendance des Libyens. A peine deux ans plus tard, Mohamed ben Ali al-Senoussi pose la première pierre d'un mouvement religieux qui deviendra un foyer de résurrection nationale.


LE FORT DE TRIPOLI,
MEMOIRE DE LA LIBYE

Les Libyens l'appellent le Sérail al-Hamra, saris donte à cause du rouge délavé de sa drôle de silhouette galbée qui domine la place Verte. Avant que la ville ne déborde de ses murs, le fort deTripoli se dressait stratégiquement à l'angle nord-est de la médina, dont il assurait la défense. Ses murs remontent pour l'essentiel au début du XVIe siècle, lorsque les Espagnols s'emparèrent de Tripoli. Le fort fut sans doute érigé à l'emplacement d'un ancien fortin byzantin lui-même bâti sur des vestiges romains. 

Au XVIIe siècle, des gravures le représentent entièrement détaché du continent. Aujourd'hui, seule sa façade septentrionale se reflète dans un bassin d'eau, offrant ainsi une belle perspective sur la ville. Au siècle suivant, les Karamanli en font leur résidence. au fil des ans, cour de justice, boutiques et même moulin à vent s'installeront au sérail. 

En 1911,1e gouverneur italien prend tout naturellement ses quartiers au fort, qui abritera quelques années plus tard un premier musée. Dans les années 80, le département libyen des Antiquités, en collaboration avec l'Unesco, ouvre le musée actuel. 10 000 m2 d'exposition, quatre étages d'espaces aérés, des bornes explicatives, une librairie, un vestiaire...

La Libye voit grand pour son musée national et réussit un double pari : présenter au public les nombreuses facettes de son vaste territoire tou en préservant l'architecture du fort. A l'intérieur, c'est toute l'histoire de là Libye qui se raconte. Premier temps fort de la visite : les gravures rupestres représentant girafes, rhinocéros, crocodiles et chasseurs sortis du temps où le Sud était encore verdoyant. Suivent les trésors exhumés des sites antiques méconnus de la Libye : Sabratha, Leptis Magna et Cyrène. Les puissants guerriers en marbre déchiffrent inlassablement de splendides mosaïques historiées ; les vases canopes côtoient dans leur vitrine les bijoux somptueux des belles et antiques Libyennes. Des maquettes restituent l'état originel des temples grecs et romains tandis que les reliefs de l'arc triomphal de Leptis racontent l'histoire de la dynastie des Sévère, fondée par Septime, l'enfant du pays. L'intermède byzantin à peine évoqué par quelques mosaïques, c'est au tour de la Libye musulmane de se dévoiler : premières installations arabes, vieux Tripoli, mosquées rurales, monnaies...Le parcours historique s'achève sur une ode à la Libye contemporaine, ses luttes pour l'indépendance, ses hôtes de marque et les réalisations du colonel Kadhafi. Aux étages supérieurs, l'intérieur d'une maison de Ghadamès et des tentes nomades évoquent les arts et traditions populaires. Enfin, une intéressante section d'histoire naturelle consacre la dimension pluridisciplinaire de ce musée.

En quittant le fort et ses trésors, le visiteur ébahi se surprend à déplorer la désaffection du public international.

Tripoli
ou l'abandon de soi

Il est des villes trop à l'écart du monde pour soigner leur présentation. Dans cette Libye sous embargo, les Tripolitains paraissent convaincus que leur cité n'a plus rien à offrir, que le vrai et le beau sont ailleurs. Les innombrables paraboles qui ornent les façades des immeubles captent des messages d'abondance qui, vus de Tripoli, semblent provenir d'une autre planète...

La première impression du voyageur est celle d'une ville méditerranéenne tranquille. Un petit port de pêche, une rade bordée de palmiers, de grandes artères ; la capitale, totalement déserte dès 22 heures, mal entretenue, aux façades décrépies, traversée par des voitures cabossées et poussives, ne se dévoile que progressivement. Rares sont ses hôtes qui dépassent ce qui est devenu un préjugé. Pour les voyagistes unanimes, Tripoli ne vaut pas qu'on lui consacre plus d'une demi-journée. On s'y pose à l'aller ou au retour d'un circuit « aventure » parce qu'on ne peut pas faire autrement. 

Certains touristes ne veulent pas gaspiller leurs précieux jours de congés. Ils se contentent d'une visite express au musée, se rendent au souk qui a la bonne idée de se trouver à proximité, déboulent, hirsutes et en short, à la mosquée Karamanli, avalent un tajine au seul restaurant du centre-ville digne de ce nom et filent plein sud vers leur désert. Moi, j'ai choisi de rester. Les sables dorés, les ergs inhospitaliers, les lacs mystérieux me sont étrangers. Tripoli, elle, me susurre à l'oreille des mots familiers. Les ruelles de sa médina racontent les déboires d'un lac immense dont nous partageons les rives. Une mer dont on ne finira jamais d'interroger les ressacs et dont l'histoire dépasse celle de tous les océans confondus : la Méditerranée. Voilà pourquoi, au retour de ma première balade en ville, je décidai de consacrer pas moins de dix jours à Tripoli. 

SUR LES TRACES D'OEA LA ROMAINE 

Lorsqu'on débarque seul dans une ville inconnue, l'hôtel remplace vite sa propre maison. Qu'on s'y sente à l'aise, et le séjour s'en trouve magnifié. Je suis descendu à l'hôtel Waddan, établissement cossu et tranquille qui n'a plus rien de l’hôtel-casino où l'on menait encore grand train au début des années 60.

Sitôt installé, j'ai arpenté la médina. J'ai fixé symboliquement et quelque peu arbitrairement la fondation de Tripoli à l'extrémité septentrionale de la ville, là où se dresse l'arc de Marc Aurèle. Ce rubik-cube géant et mal ficelé marquait le seuil d’Oea, la capitale opulente de la Tripolitaine romaine. Les quatre piliers massifs illustrent les mêmes mythes syncrétistes répétés aux quatre coins d'un empire prodigieux où cohabitaient des peuples aux langues aussi diverses que le latin, le grec, le gaulois, l'araméen, l'égyptien et le berbère. L'entrée de la somptueuse mosquée Ghorji fait face à l'arc. Les trois mètres de dénivelé entre les deux édifices représentent les décombres de seize siècles d'occupation ininterrompue qui séparent leur construction. Dans la cour de la mosquée, j'admire les somptueuses faïences qui dessinent de larges mihrab sertis d'arabesques, lorsque le muezzin lance l'appel à la prière. «Allahou Akbar ! Dieu est grand...» Je m'attends à voir surgir une foule compacte pour la prière de la mi-journée. La Libye n'est-elle pas profondément imprégnée d'islam ? Une vingtaine de fidèles seulement viendront se prosterner en rangs dispersés. 

Etonné, j'interroge un musulman. Ses réponses, évidentes, balaient mes idées reçues : «Les catholiques de France prient-ils chaque dimanche à l'église ? Ceux qui s'en abstiennent sont-ils moins chrétiens que les autres ?» Il m'explique la distinction entre la pratique et la foi et me précise que, même si le Coran prescrit de prier cinq fois par jour, il laisse toute liberté à chacun de régler avec Dieu ses problèmes de conscience. Ce ne sont là, somme toute, que des choses bien comprises en France, mais que des préjugés m'empêchaient d'imaginer dans la bouche d'un musulman. Quelle est la responsabilité des médias et de notre imagination dans notre vision de l'islam? Pourquoi sommes-nous si mal informés sur la Libye ? 

AU COEUR DE LA MEDINA

Un autre jour, j'emprunte, sur toute sa longueur, l'axe principal qui traverse la médina pour en cerner l'échelle. La vieille ville se révèle d'une taille modeste : je la parcours en vingt minutes. Sous cette rue, en creusant une tranchée de quelques mètres, les archéologues exhumeraient probablement les pavés du cardo maximus de l'antique Oea. Comme à Rome, Nîmes, Alep ou Jérusalem, la belle ordonnance des villes romaines des premiers siècles de l'ère chrétienne s'est progressivement estompée. Invasions, guerres, razzias, tremblements de terre, chaque soubresaut de l'histoire a gommé un peu du plan régulier d'origine. Les colonnades se sont effondrées, les boutiques ont grignoté l'espace des larges voies dallées. Les habitations détruites puis reconstruites se sont agglomérées en quartiers denses pour mieux défendre la population en période de troubles. Ainsi s'est constituée, au fil des siècles, la médina de Tripoli. Aujourd'hui, les ruelles présentent une belle unité. Les façades des habitations, peintes en bleu, marron ou jaune, sont caressées par les rayons d'un soleil qui fait cruellement ressortir les fissures des crépis et les rafistolages. Mais ces imperfections, en ce qu'elles reflètent la condition de leurs auteurs, ne sont-elles pas ce qui rend cette médina si humaine et si attachante ? Les portes en bois surmontées de ferronneries rouillées, d'influence italienne, sont les seules ouvertures du rez-de-chaussée. A l'étage, le linge qui sèche aux fenêtres improvise des persiennes. La vie familiale se déroule autour de la cour intérieure, à l'abri des regards indiscrets. Les enfants jouent dans les ruelles sans voiture. De maison en maison, les fils électriques tissent un écheveau inextricable. 

Qu'il fait bon se perdre dans ce lacis de venelles. Au hasard des rues, je découvre pêle-mêle un petit café, l'ancien consulat de France, une école juive désaffectée, des foundouq délabrés et une infinité de mosquées fraîches. Je me rends plusieurs fois à la mosquée al-Nagah. Les voûtes de la salle de prière sont portées par des chapiteaux antiques qui furent les témoins œcuméniques des mystères romains, des fastes byzantins et des prosternations des musulmans. J'aurais tant aimé qu'ils passent aux aveux ! A défaut, je lie conversation dans un de ces ateliers ouverts sur la rue. On m'entretient d'un parent établi en France, de la famille laissée au Maroc, en Algérie, en Egypte. Car beaucoup de Tripolitains ont délaissé la médina insalubre au profit de logements fournis par l'Etat, cédant ainsi la place aux familles immigrées. Sur la rue principale, une intersection est marquée par quatre colonnes engagées dans les murs d'angle des habitations. Ces arbaa arsat constituent peut-être le lointain souvenir du tétrapyle qui marquait l'intersection des axes principaux de la ville romaine. A deux pas s'élève le modeste palais Karamanli, résidence d'une dynastie de pachas du XVIIIe siècle. Rénové énergiquement, le palais abrite un musée des traditions populaires. 

En poussant plus loin, on atteint le petit souk de Tripoli. Les familiers du bazar d'Istanbul, des souks de Marrakech ou du Caire le trouveront .bien paisible. On ne s'y presse guère. Même les vendeurs laissent passer le chaland étranger sans l'interpeller. Il est vrai que l'artisanat est en perte de vitesse. Les Libyens produisent tout juste quelques bijoux et des tissus traditionnels. J'aime me rendre aux ateliers du souk al-Harir. Les tisserands courbés sur de vieux métiers mécaniques y fabriquent de longues étoffes rayées aux couleurs vives. Le souk renferme la mosquée principale de la ville, la mosquée Karamanli, aux belles coupoles ottomanes et au superbe décor de faïences dans le style des zelliges maghrébins. 

LA SEULE IVRESSE LICITE

A deux pas, je m'adonne chaque jour au narghilé, la seule ivresse licite du pays. Pour rien au monde je ne manquerais ce rituel. Alors que le soleil commence à décliner, je me dirige d'un pas pressé vers le foundouq al-Zahar. J'en franchis le porche, traverse le passage voûté et gagne la cour oblongue où se tiennent les joueurs de cartes. Je m'installe un peu à l'écart et commande : «Ahmed, wahed chicha !» Chicha ? Le serveur égyptien ne tarde pas à m'apporter «mon» narghilé. Au sommet de la haute pipe à eau grésille un tabac au parfum de miel. Sitôt amorcé, j'aspire l'épaisse fumée qui se dégage de l'embout. Après quelques bouffées, le temps s'arrête, mes pensées se font à la fois plus vives et plus confuses. J'observe le va-et-vient des habitués du foundouq. La vieille bâtisse n'abrite plus de caravanes. Les cellules qui hébergeaient les hommes à l'étage, les montures et les marchandises au rez-de-chaussée ont été transformées en modestes ateliers. D'habiles artisans y façonnent des bijoux filigranes. Leurs coups de marteau cadencent les glouglous des narghilés. L'odeur de soudure chasse, par vagues, celle des chicha

Tripoli possède une vertu surprenante : elle soigne l'âme. Parce qu'on s'y ennuie plus que dans nos villes, elle attise les souvenirs. Détachées de leur racine, les blessures personnelles trop longtemps béantes cicatrisent comme par enchantement. J'en viens à la conclusion sans doute simpliste qu'une séance de narghilé vaut bien une visite à mon thérapeute ! 

Les conversations en français avec mes compagnons maghrébins me ramènent brutalement à Paris. La France est un paradis pour ces milliers d'étrangers qui, en Libye, constituent la moitié de la population active. Ces hommes jeunes, célibataires, effectuent les petits boulots méprisés par les Libyens. Leur situation est précaire. Ils dorment sur le matelas d'une réception d'hôtel, sous un appentis, ou s'entassent nombreux dans un logement exigu et insalubre. Mais la joie de vivre l'emporte sur les difficultés de l'existence. Ensemble nous buvons un thé rouge et fort et nous rions d'un rien. Sitôt mes compagnons partis, je transcris nos propos, l'état de mes pensées, et note chaque jour de nouveaux détails sur le caravansérail : l'ingénieux système de distribution de l'air, le galbe des arcades, les croissants de lune gravés sur les chapiteaux, J'ai même relevé un plan de l'édifice en tentant de gommer les travaux maladroits des transformations successives

TRIPOLI D'HIER A DEMAIN

Après ma séance de narghilé, je trouve parfois le courage de sortir de mon cocon. Je franchis les hauts murs de la médina et me retrouve au centre de la place Verte qui commande une circulation sage de taxis noirs et blancs. Avec ses deux hautes colonnes dressées face à la mer, elle se prend pour la place Saint-Marc. Adossé à la médina, le fort al-Hamra abrite le superbe musée de Libye. 

Au-delà, les rues qui partent en étoile s'enfoncent dans la Tripoli coloniale, un ensemble de beaux édifices verts et blancs construits à partir de 1934. Les Italiens détestaient-ils à ce point la ville arabe pour en prendre systématiquement le contre-pied urbanistique ? Les ruelles de la médina étaient étroites et sombres, ils tracèrent de larges avenues lumineuses ; les maisons traditionnelles étaient basses, ils édifièrent des immeubles de six étages ; les cours intérieures protégeaient l'intimité, ils dotèrent les immeubles de placettes monumentales ouvertes à tous les vents. Enfin, comble de provocation, puisque la vieille ville appartenait aux musulmans, ils élevèrent une imposante cathédrale pour marquer le territoire des colons. Voilà pour les intentions. Soixante-dix ans plus tard, force est de constater que la Tripoli coloniale, avec sa pompe mussolinienne, ses emprunts aux canons classiques, ses clins d'œil à l'art arabe, son air fané, n'est pas dénuée de charme. Les arcades ombragées de la rue du 1er Septembre abritent les rares boutiques à la mode : vêtements, pizzerias, fast-foods, studios de photographe. 

A l'issue d'un voyage, il faut parfois se projeter vers le futur, rêver d'un retour. Que la situation internationale évolue favorablement, que les richesses nationales soient réparties plus équitablement et Tripoli en sortirait métamorphosée. Un jour, la médina réhabilitée se donnera des airs de vieux Nice. Les touristes s'attableront dans les cours des demeures rénovées. Dans les rues piétonnes, on vendra des cartes postales anciennes illustrées de fumeurs de chicha. La Tripoli à l'abandon que j'ai aimée aura alors définitivement rejoint l'histoire. 

Yves Traynard 
Auteur de plusieurs guides de voyages conscacrés au monde arabe.


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