Tripoli d'Afrique (Qantara n°29)


 
 
Couverture du magazine
Titre Tripoli d'Afrique
Magazine Qantara, Institut du Monde Arabe, Paris
Numéro 29
Date de parution automne 1998
Collaboration Rédaction intégrale du texte de l'article, à l'exception de la fiche pratique

© Qantara et Institut du Monde Arabe, automne 1998


Notes

(1) cardo : mot latin qui désigna la voie nord-sud servant au quadrillage des camps romains puis l'axe principal des villes romaines.
(2) dikka : estrade de bois.
(3) zawiya : couvent mystique.
(4) madrassa (ou medersa) : école religieuse.
(5) foundouq : café ou hôtel.

Tripoli
d'Afrique

Alors que l'embargo pèse sur la Libye depuis sept ans le voyageur curieux a toute latitude pour découvrir Tripoli, cette capitale aux allures levantines égarée à la verticale de Rome.

Aéroport de Djerba. Un peu désemparé dans le hall vidé de son flot de vacanciers, je cherche quelqu'un pour m'orienter. J’ose une question à un quinquagénaire bien mis dont j'avais remarqué le passeport libyen à l'embarquement : 

«Où se trouvent les taxis pour Tripoli ? — Vous allez à Tarablous ? Suivez-moi.» L'homme m'entraîne de l'autre côté du parking, là où stationnent les taxis collectifs. 

«Depuis l'embargo, voyager est devenu bien compliqué. Aucun avion n’est autorisé à desservir le territoire libyen. Il nous faut passer par la Tunisie pour gagner notre pays. Tout cela complique nos affaires, n’est-ce pas !»

Et d'ajouter sans attendre ma réponse : «Pour quelle société travaillez-vous ?»

Mon compagnon de route — homme d'affaires libyen — ne conçoit pas qu'un touriste se rende à Tripoli. Il me prend pour un ingénieur d’une compagnie pétrolière occidentale. Du reste mes amis français avaient, pour d'autres motifs, de semblables réticences. Qu'allais-je faire dans un pays dont on ne sait rien ? De Djerba, il faut six heures pour rejoindre Tripoli. En route, j'essayais de ramener à moi des images de ce pays. En vain. Comment me les serais-je forgées ? Avez-vous déjà vu un livre d'art ou un reportage qui évoqueraient la Libye ? 

UN TAXI POUR TRIPOLI

Comme pour épaissir le mystère, alors que nous franchissions la frontière le paysage se dérobait à nos yeux ! Le sirocco souffla son épais brouillard de sable jusqu'à l'arrivée à Tripoli qui m'apparut brutalement. De grands échangeurs, des villas, des terrains vagues, des immeubles, un port encombré de cargos, un front de mer bordé de palmiers ; la capitale libyenne offrait l'image rassurante d'une ville méditerranéenne. 

Dans ce pays replié sur lui- même, la station de taxis du centre-ville constitue une sorte de zone franche très animée. Quincaillerie, cigarettes étrangères, montres, devises s'échangent sur cette petite place coincée entre remparts et médina, tandis que les boutiques de la rue Rachid toute proche écoulent vêtements importés, contrefaçons et cassettes. Libyens et immigrés de passage dans la capitale descendent dans les hôtels bon marché du quartier le temps de régler quelque affaire importante. Etonnant ballet d'hommes en toge du djebel Nefouza, de commerçants coiffés de la chéchia, de jeunes gens en jeans, de femmes seules en longue robe. 

LA MEDINA

La médina est un peu le joyau de Tripoli. Un joyau terne, sans apprêt d’où se dégage une impression vaguement mélancolique. Comme à Alep, Damas et Jérusalem — ses sœurs levantines — les ruelles de Tripoli parlent d'un passé ininterrompu dont les traces les plus manifestes remontent aux Romains. De l'arc triomphal dédié à l'empereur Marc Aurèle partait le cardo(1) dont on peut suivre en moins d'une demi-heure de promenade le tracé presque rectiligne qui traverse la médina. Des fûts de remploi, des chapiteaux aux acanthes érodées dépassent ça et là des façades. La ville antique s'est progressivement transformée sous le coup des Vandales, des Byzantins, des Arabes, des Normands, des Espagnols, des chevaliers de Malte. C'est finalement sous les Ottomans que la médina prend sa physionomie actuelle. Les caravanes d'esclaves, de poudre d'or et d'ivoire en provenance d'Afrique noire convergent alors vers Tripoli avant d'embarquer pour Istanbul, Venise ou Marseille. Les prises des corsaires gonflent encore les recettes de la ville. 

La belle ordonnance du plan antique a fait place à un lacis de ruelles qui s'achèvent en impasses pour préserver l'intimité des familles. Quelques enfants jouent au ballon dans ces rues défendues aux voitures. Dans la médina assoupie, le voyageur soupçonne mal, derrière les façades lépreuses, la richesse des demeures des anciens marchands de Tripoli. Il faut passer sous la ferronnerie à l'italienne qui surmonte les pas de porte pour découvrir des patios encadrés de colonnes aux chapiteaux ornés de croissants de lune. Les fontaines ont cessé de bruire. Le linge flotte au vent dans les cours intérieures qu'enfume le brasero. 

La restauration des monuments historiques est l'une des rares retombées visibles de l'importante manne pétrolière libyenne. Le palais du gouverneur Karamanli, énergiquement rénové, abrite désormais un musée ; les anciens consulats des nations qui commerçaient avec Tripoli font peau neuve ; la vaste église Sainte-Marie établie par les Franciscains est en travaux. Fait rare en Afrique du Nord, le voyageur est invité à pénétrer dans les mosquées pour y admirer les splendides panneaux de céramique et les dikka(2) de bois peint. La médina possède aussi les classiques hammams, caravansérails, zawiya(3), madrassa(4) et souks qui font d'elle une ville arabe historique. 

SOUKS ET CAFES

Singuliers souks de Tripoli. Ici point d'agitation : ni foule compacte, ni rabatteurs, ni marchandage interminable. Le vendeur, paisible fonctionnaire, se tient sur le seuil de sa boutique, discute avec ses collègues, lit son journal, quand il ne s'assoupit pas aux heures les plus creuses. Sous les voûtes du souk al-Turk s'échangent les larges parures en filigranes dorés et les étoffes rayées tissées sur les vieux métiers en bois de la rue al-Harir. A l'entrée du souk, une dizaine de femmes drapées de blanc forment un curieux cercle. Elles exposent leurs bijoux sur des présentoirs de fortune et réalisent leurs meilleures affaires à l'heure de la sieste lorsque les boutiques sont fermées. Il faut se rendre alors au café. Café improvisé que l'on découvre dans l'entrebâille- ment d'une porte ou café traditionnel installé dans d'anciens caravansérails. Au foundouq(5) al-Zahar, les clients s'attablent sous le porche ou dans la cour. 

«Thé vert ou thé rouge ?» A Tripoli, la question est rituelle. Elle traduit la position indécise de la Libye, à mi-chemin entre le Maghreb et le Machrek. L'irrésolu peut toujours opter pour un cappuccino et une chicha. La chicha, c'est le narghilé des Orientaux. L'étonnante pipe à eau dispense la seule ivresse licite du pays. Un bien-être qui décuple le plaisir de la discussion et de la partie de cartes. Kabousse de feutre noir vissé sur la tête, gilet brodé par- dessus la djellaba blanche, le joueur libyen porte beau. 

Ahmed, le serveur, est égyptien. La plupart des emplois de service sont remplis par des immigrés si bien que le visiteur risque fort de rencontrer plus d'étrangprs que de Libyens durant son séjour. Alors, Tripoli, carrefour du monde arabe ? II suffit de tendre l'oreille. Aux marhaba levantins répondent les labbèsse maghrébins, mais aussi des accents venus de Bagdad, de Khartoum, d'Alger et de Tunis. Le francophone n'a aucun mal à se faire comprendre grâce à la forte présence maghrébine. 

UNE CAPITALE ASSOUPIE

Mais Tripoli ne se résume pas à sa médina. Il y a beau temps que les Iripolitains lui ont préféré les quartiers plus aérés de Garden-City — le quartier des ambassades — ou les banlieues de HLM. Avant eux, le colon italien a conçu un vaste quartier d'immeubles blancs mi-mussoliniens, mi-mauresques. La grande Place Verte constitue le trait d'union entre cette ville coloniale et la médina. On vient s'y faire photographier en famille ou entre amis, bras dessus, bras dessous. Le fort qui domine la place se mire dans un grand bassin d'eau qui fournit aux amoureux le prétexte dune pro- menade. Il abrite l'exceptionnel musée de la Jamahiriya où les écoliers libyens défilent en rang devant les gravures rupestres. les mosaïques antiques, les bijoux traditionnels, les maquettes de raffinerie et les animaux empaillés. De la Place Verte partent en étoile des rues bordées d'arcades qui abritent une poignée de boutiques chic, une librairie occidentale, des fast-foods et des glaciers qui ferment à 22h30. Ces derniers commerces fermés, Tripoli est déserte. 

Où passent donc les deux millions de Tripolitains ? «Ici, la vie se déroule en famille, devant la parabole, m'explique Zoubair, vingt ans. Les chaînes égyptiennes, italiennes, françaises ont un grand succès. Les mariages sont l'occasion de grandes fêtes, fly a aussi les clubs. Au Nadi on regarde les matchs entre amis, on fait de la musculation, on pue au billard ou au baby-foot, on s'exerce sur le terrain de basket. Mais quand on veut vraiment "s'éclater", on se rend en Tunisie pour échapper au poids des interdits.»

On m'assure pourtant que l'on peut tout se procurer en Libye. Mais tout ne s'importe pas... «Sur le plan culturel, quelle misère ! Les spectacles locaux sont très rares en dehors des festivals de Ghat et de Ghadamès plus destinés à séduire les étrangers qu'à combler la curiosité des Libyens.» Autant dire qu'un vernissage dans l'unique galerie de Iripoli est un événement. Dans l'«Art House» située au rez-de-chaussée d'une belle maison contemporaine se presse une foule cosmopolite. 

Etudiants et hommes d'affaires étrangers, ministres et représentants des ambassades renouant avec les usages mondains, tous sont réunis autour d'un verre de «Jamaïca» le cocktail sirupeux local où il ne manque que la vigueur du rhum. On s'interpelle dans toutes les langues en regardant distraitement les tableaux du vieux Ghadamès peints par Yahia al-Shaik. 

Aux beaux jours, les Tripolitains renouent avec la mer. La balade en barque face aux ruines de l'antique Sabratha, à moins d'une heure de Tripoli, est l'une des sorties préférées. Une façon peut-être de tromper l'ennui en attendant la fin de l'embargo. 

Yves Traynard.


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