"Chicha-sur-Seine" (Arabies n°187) |
© Arabies, septembre 2002 Du maassel chez le buraliste La consommation de tabac dans les cafés-narghilé de France a longtemps été sans statut. Tout comme il était impossible de se procurer le tabac nécessaire. Le narghilé requiert en effet une préparation spéciale, la plus célèbre étant le maassel, feuilles de tabac mélangées à un sirop de sucre de canne ou de miel. Sauf à avoir ses entrées auprès de certains commerçants de Belleville qui en vendent sous le manteau, le fumeur n'avait guère le choix que de s'approvisionner en duty-free dans les ports et les aéroports du monde. Responsable de cette pénurie : le monopole de l'Etat français sur la vente au détail des tabacs manufacturés. La détention du produit pas plus que sa consommation n'ont jamais été interdites. Seul son commerce était illicite et Altadis, alors qu'elle s'appelait Seita, n'avait vu aucun intérêt à développer ce marché minuscule. Il fallut toute l'obstination de deux importateurs et la volonté des douanes d'éradiquer les réseaux de contrebande pour qu'une solution soit trouvée. En 1997, les sociétés Al-Moustapha et Tunifrance obtiennent chacune une licence leur permettant d'importer des tabacs et d'approvisionner les buralistes qui le souhaitent. Chacun peut désormais se procurer le précieux tabac, mais hélas presque exclusivement à Paris(*). Mais la consommation de tabac dans les cafés narghilés restait toujours sans statut. L'activité fut alors assimilée au dépannage offert par les débits de boissons et les restaurants pour leurs clients en manque de cigarettes. Contre tenue rigoureuse d'un carnet de revente, les patrons de salons-narghilé sont autorisés à revendre du tabac à leur client pour leur consommation immédiate ou personnelle. Ce document est tenu en compte avec le buraliste le plus proche qui est promu ainsi fournisseur exclusif du salon. (*) Distribué par Tunifrance : marque Cheikh el-Bilad (nature, ambre, pomme, mentholé) ; à partir de 2 euros les cinquante grammes (trois narghilés environ). Distribué par Al-Moustapha (et plus difficile à trouver) : marque Nakhla, Zaghloul, parfums originaux : fraise, abricot, cocktail de fruits, deux pommes… ADRESSES CITÉES Le Sultan,
5, rue des Couronnes, 75020 Paris
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Chicha-Sur-Seine
Les cafés-narghilé ont fait une étonnante percée à Paris depuis deux ans. Une cinquantaine de salons de thé offrent désormais l'option chicha à une clientèle dépassant largement le cercle traditionnel des immigrés. Nouveau lieu de convivialité, le café-narghilé est devenu tendance. Visite au cœur de l'Orient parisien. Un parfum âcre, où se mêlent des senteurs de tabac et de pomme, titille les narines du passant dès le début de la rue des Couronnes dans le quartier de Belleville. Une odeur entêtante s'échappe des trois salons de thé tout proche. A travers la baie vitrée du Sultan, le promeneur curieux découvre un spectacle insolite sous les cieux parisiens. Dans un décor de banquettes et de faïences orientales, des hommes assis autour de tables basses fument la chicha (appellation traditionnelle du narghilé en Tunisie, en Libye et en Égypte). " Je viens au Sultan en fin d'après-midi, lorsque c'est calme, confie Hocine. Ici je retrouve mes amis. On échange des nouvelles du pays, de la famille. On parle des difficultés à trouver un travail, un logement. " Hocine résume ainsi la fonction de ces cafés de Belleville, à la fois lieux de divertissement, de convivialité et d'entraide pour la communauté immigrée tunisienne. La clientèle est composée presque exclusivement d'hommes. Nés en Tunisie, souvent issus de milieux modestes, ils sont en France depuis un, cinq, voire vingt ans mais partagent une attache viscérale à leur pays. Belleville est fidèle à sa tradition d'accueil des communautés étrangères. Après les Grecs, les Arméniens, les Juifs ashkénazes puis séfarades, les Kabyles, les Tunisiens ont investi le quartier à partir des années soixante. Rien d'étonnant que les cafés-narghilé soient devenus le lieu de rendez-vous privilégié de cette communauté. Et même si beaucoup se sont installés en banlieue depuis, ils viennent volontiers fumer une chicha lorsqu'ils se rendent dans les épiceries voisines pour s'approvisionner en produits orientaux. Chaleur communicative. Algériens et Marocains, qui ne possèdent pas de tradition du narghilé, fréquentent rarement ces salons. Du coup, dans ce petit coin de Tunisie, on s'exprime en arabe dialectal. Sitôt entré, l'habitué salue ostensiblement l'assistance. Main au cœur, accolades, le client de passage, même s'il est Français, est accueilli avec cette chaleur communicative propre aux gens de la Méditerranée. La chicha maassel (maassel : tabac miellé) pour les anciens ou parfumée à la pomme pour les plus jeunes s'accompagne toujours d'un thé à la menthe brûlant ou d'un capucin (café servi sur un fond de lait concentré sucré). Jamais d'alcool. Le satellite retransmet la chaîne nationale tunisienne dont les " caméras cachées " provoquent l'hilarité générale. L'ambiance est chaude les soirs de retransmission de match, pour peu que l'Espérance Sportive de Tunis soit de la partie. Durant le mois de ramadan, les horaires sont aménagés et le comptoir croule sous les pâtisseries au miel. Certains cafés servent même le repas de l'Iftar à l'heure de la rupture du jeûne. Berceau des cafés-chicha, la rue des Couronnes a fait des émules. On compte une vingtaine de salons dans le quartier. L'été, la place Maurice-Chevalier, pavée et ornée d'une fontaine Wallace, s'offre des allures de Djerba. On y fume, au gré des caprices du voisinage et de l'administration, un narghilé en plein air à l'ombre de grands marronniers. La quiétude du lieu attire familles et riverains. Car les salons-narghilé aussi communautaires soient-ils ne vivent pas repliés sur eux-mêmes. Non loin, les rues Oberkampf et Jean-Pierre Timbaud drainent une clientèle à la mode entre café Charbon et boîtes de nuit. Sous l'étonnante tente en laine dressée à l'intérieur de La Bédouine cohabitent deux clientèles. Face au comptoir, les Tunisiens ; dans le salon adjacent, une faune estudiantine en quête d'expérience originale. Le mélange des genres ne s'arrête pas là. Plus haut, au restaurant Le Delirium, qui n'a de tunisien que les seules méchouia et bricks de sa carte, cette même clientèle jeune accompagne volontiers son dîner d'un narghilé. Tonalité égyptienne. La dizaine de salons orientaux situés entre Barbès et Pigalle se distinguent à plus d'un titre de ceux de Belleville. Plus récents, ils sont d'inspiration égyptienne assurant ainsi la visibilité d'une communauté traditionnellement plutôt discrète. On y croise une clientèle mixte, à la fois moins exclusivement masculine et plus cosmopolite : Arabes du Golfe, émigrés maghrébins, Français du quartier ou encore touristes américains et japonais qui, avant le Moulin Rouge ou une visite au bar d'Amélie Poulain, viennent s'initier à l'exotisme de la chicha. Une incursion dans ce coin de Paris touché par la vogue du narghilé depuis le début du millénaire, commence à deux ronds de fumée de la porte de Clignancourt. Le café Fichaoui a repris l'enseigne de son homologue cairote fréquenté par l'écrivain Naguib Mafhouz. Une manière d'afficher sa tonalité égyptienne. Déclinée en version originale, le menu est écrit en arabe à la craie sur une ardoise : foul, taramia, mouloukhia... Les salons offrent une restauration légère mêlant snacks orientaux (baba ganouge, hommos, tabbouleh) et spécialités maghrébines comme le couscous ou la harira. Si le Fichaoui possède un remarquable mobilier en moucharabieh, le café Machrabiah au cœur de Barbès, a profité des talents du propriétaire, décorateur professionnel : lanternes ajourées, trépieds de bois, bassine à foul... Et une télévision branchée sur une chaîne publique égyptienne dont le son est coupé pour ne pas gêner les conversations. A la différence de leurs cousins " tunisiens " de Belleville, la plupart des salons " égyptiens " des IXe et XVIIIe arrondissements bannissent les jeux de cartes et de backgammon. Question de principe et de calcul. Le patron préserve ainsi sa clientèle familiale tout en éliminant le joueur à demeure, peu consommateur. En poussant vers Pigalle, le promeneur se posera au Mosaïk, un salon-galerie original, ouvert par un médecin urgentiste d'origine tunisienne. Son but : promouvoir les artistes du tiers-monde. Le propriétaire-médecin démythifie les conséquences sur la santé d'une pratique régulière du narghilé. La chicha serait cinq fois moins cancérigène que la cigarette pour un fumeur moyen, puisque le goudron est filtré par l'eau. Soirées musicales. L'un des tout premiers cafés offrant un service de narghilé a ouvert à Pigalle en 1987. Aujourd'hui encore, il fait bon écouter, au Sable Doré, les classiques du patrimoine musical du Machreq : Farid el-Attrache, Abd el-Halim et de plus jeunes chanteurs tel Mohamed Mounir. Sans oublier bien sûr l'intemporelle Oum Qalsoum que l'on retrouve dans tous les cafés-chicha de Paris. Certains salons ont d'ailleurs systématisé les soirées musicales avec joueur de oud et danseuse orientale. Dans le quartier, on joue aussi la carte de l'Egypte pharaonique comme au café l'Horus, où la sculpture du dieu en relief côtoie de rafraîchissantes représentations de fleurs de lotus ou encore, à deux pas, l'Histoire Egyptienne avec son plafond voûté, ses divinités peintes de profil et ses hiéroglyphes de couleurs, imitation d'un tombeau pharaonique qui n'a rien de tristounet. Essam, le patron, ancien guide spécialiste du Sinaï, envisage à terme d'emmener sa clientèle visiter " son " désert ! Pour le ramadan, il a invité tous les patrons de salons orientaux du quartier au partage de l'Iftar : dattes, lait caillé, poissons, mouton grillé : " Ca m'a fait immensément plaisir ! Je voulais faire comme mon père qui, au Caire, partage ce repas avec tous les voisins. " Le voisinage n'est pas toujours ravi de côtoyer ce type d'établissement, craignant, pêle-mêle, l'odeur forte et sucrée du narghilé, le bruit et " la racaille ". Or, il faut bien le constater, peu d'entre eux s'attirent des problèmes. Conscients du risque, chacun prend ses précautions, comme le patron de l'Aladin qui a convié ses copropriétaires à goûter une chicha à la pomme pour couper court aux rumeurs. On fume d'ailleurs rarement à l'extérieur et, à Pigalle, ce ne sont certainement pas les salons orientaux qui causent le plus de nuisance sonore... De l'autre côté de la Seine, la clientèle du Ve arrondissement, où se concentre un quart des cafés-chicha, est radicalement différente. Depuis le Moyen Age, le quartier latin est estudiantin. Dans un mouchoir de poche autour de la rue Mouffetard et de la Montagne-Sainte-Geneviève, une galaxie de salons, d'inspirations égyptienne, tunisienne et même irakienne, attirent les élèves en classes préparatoires de Henri-IV ou de Louis-Le-Grand, les étudiants de Jussieu mais aussi quelques intellectuels et artistes comme Cheb Mami ou Youssef Chahine, qui figurent parmi les stars fidèles à la " chicha/Seine ". Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, cette déclinaison arabe de la world culture a fait des adeptes rive gauche. Le groupe Espace art.com, qui édite également quelques livres, a racheté dans le quartier trois emplacements où la chicha est servie. On vient dans ces salons-narghilé pousser les pions d'un trictrac ou d'un jeu d'échec, terminer un livre de philo en sirotant le classique thé à la menthe, ou en s'aventurant vers l'une de ces boissons orientales aux vertus variées : le yansoon à l'anis qui soigne les maux de gorge, le karkadé à la fleur d'hibiscus conseillé pour la circulation sanguine, le sahlab à base de lait chaud et de noix de coco, utilisé comme calmant... La vogue poursuit sa déferlante. Au Oum Qalsoum, le serveur irakien, Samir, ne manque jamais d'offrir au chaland un gâteau creux avec, à l'intérieur, un papier contenant le conseil personnalisé du jour. En 2000, dans les caves du quartier latin, on a troqué la trompette de jazz des années soixante pour l'embout en plastique encapuchonnant la pipe à eau (à la tunisienne) ou s'introduisant dans le tube (à l'égyptienne). Le succès est tel qu'au Bagdad Café, qui flirte avec la catégorie restaurant, il faut désormais réserver sa table le week-end. Reste un mystère : pourquoi la capitale française ne compte-telle aucun café d'inspirations turque, libanaise ou iranienne ? Autant de communautés pourtant coutumières de la pratique du narghilé. Mais le dernier mot n'est pas dit car la vogue poursuit sa déferlante. Un café vient d'ouvrir à Bastille, Montparnasse frémit et le très chic VIIIe arrondissement dispose d'un établissement jet-set et d'un autre au luxe oriental réservé aux noctambules. Et signe ou risque d'une banalisation commerciale de ces hauts lieux de convivialité, on a aperçu, dans l'hyper touristique rue de la Huchette, des pipes à eau posées sur le comptoir d'une pizzeria !
Par Aurélie Carton et Yves Traynard. |